Annulation d’une vente de société sur le fondement du dol
19 janvier 2023DAHAN Avocats, avocats d’affaires rompus aux techniques de la transmission d’entreprise, a obtenu la nullité d’une vente de société sur le fondement du dol (Cour d’appel de Paris – 6 décembre 2022 – RG 21/16.886).
Tradition française par excellence, c’est bien souvent autour d’un verre ou d’un repas que se nouent des relations commerciales de confiance. Mais cette courtoisie entre partenaires ne doit pas dériver vers la corruption. Quand les « cadeaux » aux salariés des entreprises clientes deviennent monnaie d’échange courante pour la conclusion de marchés, il s’agit bel et bien de corruption. Récemment, les vendeurs d’une société l’ont appris à leurs dépens, en subissant l’annulation de la vente.
Saisie par Monsieur G., la cour d’appel de Paris l’aura conforté dans sa morale comme dans son bon droit, à l’issue d’un long combat judiciaire passé par tous les états. Puissant coup de semonce dans le monde des affaires, pour les sommes en jeu, les entreprises impliquées et les motifs évoqués, l’arrêt rendu le 6 décembre 2022 est mémorable à plus d’un titre.
Les prémices de l’histoire remontent à 2015, lorsque Monsieur G., pour plusieurs millions d’euros, fait l’acquisition, via une opération de type LBO (acquisition avec effet de levier Leveraged Buy Out), de la société E. œuvrant dans le bâtiment. Une belle opportunité sur le papier, surtout selon les deux cédants, qui ne manquaient jamais d’en vanter la réussite et la rentabilité. Ces belles déclarations et l’ensemble de la documentation financière et comptable ont achevé de convaincre Monsieur G. et ses partenaires financiers (fonds de private equity et banques).
Le schéma et la chronologie de l’opération furent tout à fait classiques en matière de LBO : établissement d’une lettre d’intention pour fixer les principales modalités de l’opération, signature d’un protocole d’accord sous conditions suspensives, réalisation des dues diligences par des cabinets d’audit, présentation du dossier aux établissements financiers, levée des conditions suspensives liées au résultats des audits et au financement, création d’une holding d’acquisition dont Monsieur G. est majoritaire et dirigeant. Et enfin, « closing » de l’opération constaté par la signature des actes de transfert d’actions, la conclusion d’une garantie de passif consentie par les cédants et la remise du prix de vente.
L’ensemble du processus dure plusieurs mois ; la lettre d’intention est signée en avril 2015, le protocole d’accord l’est en juin 2015, les conditions suspensives sont levées mi-juillet et le closing a lieu fin juillet 2015.
Au cours des négociations ou préalablement à la réalisation de chacune des étapes du processus, les cédants auraient pu, et en tout état de cause auraient dû, avertir Monsieur G. des pratiques employées pour obtenir des marchés et des contrats. En effet, Monsieur G. comprendra trop tard que les beaux résultats affichés par l’entreprise sont obtenus grâce à des pratiques frauduleuses.
Dès 2016, il subit la perte des principaux clients de l’entreprise et la chute vertigineuse du chiffre d’affaires.
Ayant par ailleurs réalisé que les comptes transmis par les cédants affichaient une fausse rentabilité, et parce qu’il se sentait dès lors légitimement floué, Monsieur G. décide, un an à peine après l’acquisition, de porter l’affaire en justice. Il fait naturellement jouer la garantie de passif censée le prémunir, notamment, contre les fausses déclarations des cédants avant la vente. En 2018, les juges du tribunal de commerce balaient cependant sa demande au motif, entre autres, que les comptes avaient fait l’objet d’un audit préalablement à l’acquisition.
En janvier 2019, la société E. se trouve assignée par un de ses anciens clients, fleuron de l’industrie française coté au CAC 40, qui a découvert que deux de ses salariés avaient été corrompus par la société E. – avant qu’elle ne soit transmise à Monsieur G.
Un mal pour un bien : grâce aux pièces produites dans le cadre de cette instance, Monsieur G. dispose de preuves sur le système de corruption ourdi par ses prédécesseurs et grâce auquel la société E. pouvait afficher de bons résultats et une bonne rentabilité.
Il se lance ensuite dans un important travail de fouille dans les archives de la société, à la recherche d’autres marchés ou clients dont les employés avaient été corrompus. Il découvre alors l’ampleur et la généralité du système : avalanches de pots-de-vin versés à certains salariés de grands groupes clients, devis de couverture, organisation d’une fausse concurrence… Des gratifications de toutes natures, smartphones, travaux de réfection pour leur habitation personnelle, électroménager et autres matériels domotiques, allègrement monnayés contre l’attribution de marchés.
Monsieur G. comprend dès lors les raisons pour lesquelles la société E. a perdu ses principaux clients après le changement de direction et de contrôle : l’ancien propriétaire dirigeant procédait lui-même directement aux actes de corruption ; Monsieur G., non informé, ne les a pas poursuivis et les marchés lui sont passés sous le nez.
L’entreprise E connaît alors de plus en plus de difficultés de trésorerie, et la holding d’acquisition, dans l’impossibilité de rembourser ses dettes bancaires, se retrouve placée en sauvegarde en 2019.
Monsieur G., face à l’ampleur des pratiques frauduleuses qui avaient été mises en place par l’ancienne direction pour fausser le marché, obtenir des contrats et afficher une belle rentabilité de façade, estime que la garantie de passif est insuffisante à couvrir son préjudice.
Il s’engage alors dans un nouveau combat judiciaire, cette fois-ci pour obtenir la nullité de la vente sur le fondement du dol et plus précisément de la réticence dolosive.
Ce vice du consentement est visé par le nouvel article 1 137 du Code civil, 2e alinéa : « Constitue également un dol la dissimulation intentionnelle par l’un des contractants d’une information dont il sait le caractère déterminant pour l’autre partie. » Ce comportement se rapproche de ce qu’un néophyte appellerait « mensonge par omission », l’une des parties retenant délibérément des informations qui pourraient influer sur le dénouement d’une transaction. En admettant qu’elle soit prouvée, la réticence dolosive appliquée à un contrat entraîne tout simplement sa nullité.
La particularité et l’originalité de l’affaire tiennent à l’application de ce grand principe général de droit civil à une opération de vente de société. La jurisprudence est rare en matière de nullité de vente de société pour dol. Dans la majorité des cas, seules des demandes indemnitaires fondées sur la garantie de passif consentie par les vendeurs sont formulées – et non pas la nullité de toute une opération. Or, en l’occurrence, la perception d’une indemnité n’était plus envisageable. Monsieur G. et ses associés investisseurs ne voulaient rien de moins que récupérer la totalité du prix perçu et les frais relatifs à l’opération d’acquisition. En effet, il est évident que si Monsieur G. avait su que le chiffre d’affaires et la rentabilité de la société acquise étaient obtenus grâce à la corruption des salariés des entreprises clientes et à l’organisation d’une fausse concurrence, il n’aurait jamais procédé à l’acquisition et, en tout état de cause, n’aurait pas demandé à sa famille et aux banques de financer l’opération. Mais encore lui restait-il à le démontrer, alors que les cédants prétendaient avoir informé Monsieur G. de ces pratiques avant la conclusion de la vente.
Le tribunal de commerce de Paris, par un arrêt du 6 novembre 2020, considérera « la modestie des cadeaux d’affaires », et ne sera pas convaincu de la méconnaissance, par Monsieur G, des pratiques frauduleuses lors de son acquisition. Monsieur G. échoue donc à démontrer le dol.
La décision n’est pas sans interroger, puisqu’elle reconnaît l’existence de pratiques irrégulières fomentées par les anciens dirigeants – tout en les considérant comme trop modestes pour être répréhensibles. Surtout, le tribunal de commerce prétend que Monsieur G. se trouvait au courant de ces agissements lors de la signature du contrat de vente puisqu’il avait été destinataire par mail, précisément la veille du closing, d’un fichier Excel censé l’informer des pratiques des cédants. Or Monsieur G., occupé par l’organisation du closing, ne pouvait réaliser que ce fichier de chiffres, fournis sans explications, comportait des informations sur la corruption de salariés d’une entreprise cliente, pour un marché particulier.
La gifle est d’autant plus sèche qu’il se voit même condamné par le tribunal de commerce à indemniser les cédants pour les frais de procédure qu’ils ont engagés. Mais, sentant la possibilité d’une issue favorable, il persiste et fait appel.
À la barre de la cour d’appel de Paris, DAHAN Avocats peaufinera un argumentaire qui fera mouche en revenant sur un principe bien connu, mais qui semblait avoir échappé aux juges précédents : un contrat de vente se forme dès consentement des parties sur la chose et le prix, peu importe le jour de l’exécution du contrat. En l’occurrence et en matière de transmission d’entreprise, cet accord est contractualisé par le protocole d’accord.
La cour d’appel de Paris approuve un raisonnement issu d’une analyse détaillée de chacune des étapes du processus de rachat, et annule la transaction. Les cédants sont contraints – solidairement de surcroît –, à rembourser l’intégralité du prix de vente et des frais afférents à la réalisation de cette opération, soit la somme approximative de sept millions d’euros. La juridiction parisienne procède en effet à un travail remarquable d’examen de l’ensemble du dossier et des cartons contenant les cent-douze pièces du dossier et leurs annexes explicatives.
Suivant en cela le raisonnement de Monsieur G. et de DAHAN Avocats, les magistrats distinguent la formation du contrat, la réalisation de la vente et l’exécution du contrat. Ils reconnaissent expressément que c’est à la date de conclusion d’un protocole d’accord que le contrat de vente est formé, et que c’est donc en principe à cette date que le consentement éclairé des parties doit être apprécié (en l’occurrence en juin 2015).
Ces mêmes magistrats conviennent aussi que c’est à la date de levée des conditions suspensives que la vente est réalisée et c’est au plus tard à cette date que le vice du consentement doit être apprécié (en l’espèce mi-juillet 2015). Le closing ne fait que constater l’exécution du contrat. Par conséquent, une révélation de (certaines) pratiques frauduleuses à la veille du closing est tardive, le consentement étant déjà vicié depuis la formation du contrat.
Mais depuis la décision de la cour d’appel, un ultime rebondissement vient semer le trouble : l’un des deux cédants, principal débiteur, s’est entretemps placé en procédure de sauvegarde afin, selon toute vraisemblance, d’échapper au remboursement des sommes dues. Et ce nonobstant une trésorerie plutôt garnie, qui atteignait les vingt-deux millions d’euros encore récemment. Dès lors apparaît une question que l’on pourrait légitimement se poser : la protection du tribunal de commerce au travers de la sauvegarde, peut-elle servir à organiser son insolvabilité ?
Dans une carrière d’avocat, ce genre d’affaires est rare. De l’accompagnement initial lors de la vente jusqu’à l’heureux dénouement du calvaire de Monsieur G., il y aura eu de longues années ponctuées de moments de doutes et d’échecs, tous surmontés par un soutien solide aussi bien moral que technique.
On retiendra à coup sûr cet arrêt qui entend lutter de façon explicite contre toutes formes de complaisance et actes de corruption. Contrastant avec la rareté des décisions d’annulation de ventes de sociétés, cette nouvelle base jurisprudentielle ne tardera pas à sensibiliser certains dirigeants d’entreprises sur les risques encourus s’ils s’adonnent à quelques largesses, justifiant leurs actes au seul prétexte du « business is business ».
Surtout, les parties à un contrat de vente de société seront bien avisées de discuter en toute transparence, dès les pourparlers, et de pouvoir rapporter la preuve de leurs échanges.